Petite histoire sur l’inconséquence humaine

La tête baissée, le buste projeté en-avant, les bras déboités des épaules, l’homme fuit.

Est-ce la charge qu’il transporte dans ces sacs si fins que les angles des paquets, que les culs ronds des conserves s’y gravent ou est-ce un sentiment de culpabilité ou la peur qui le fait se mouvoir de telle sorte ?

Le visage plein d’une grimace théâtral, les yeux cachés sous des paupières violettes, le menton dans le cou, il trace. Autour de lui, rien n’existe ni personne et surtout pas cette femme à la figure rouge, pourtant, qui tend la main. Rien n’existe vous dis-je ; même pas le trottoir qu’il frappe de son pas alourdi par le poids de ses ballots de plastique dont les lanières cisaillent ses poignets. Il ne pense à rien d’autre qu’au terme de sa marche rapide. Il pense à la porte, à ses clés, à la serrure, à sa sécurité.

C’est long. L’homme baisse les bras puis, à nouveau se redresse un peu, juste assez pour que son fardeau ne touche le goudron.

Sa troisième pause a dangereusement flétri le fond d’un de ses sacs et l’on peut à présent apercevoir, si l’on y prête attention, le coin bleu cartonné d’un produit dont je devine l’identité. Cette percée s’accentue quelques mètres plus loin et confirme mon intuition. Lui n’a rien vu et poursuit sa course aveugle.

C’est une petite boite de thon qui a profité de la déchirure pour s’échapper de l’emballage plastique.

L’homme panique. Elle roule tandis que d’autres articles cherchent à l’imiter.

Après réflexion, il laisse la boîte faire son chemin et pose ses sacs verts à terre. Il s’est trop chargé. Ha il le savait que cela risquait de lui causer quelques soucis !

Il regarde le trottoir souillé par une coulée d’urine de chien probablement. Il regarde autour de lui et voit des gens qui tracent.

Il fait un nœud avec les lanières du sac et le renverse. La boîte de céréales en travers fera barrage. C’est ce qu’il espère. Tant pis pour la conserve. Il l’abandonne et se console en se disant qu’il l’offre à la rue.

Personne ne lui fera grief de cette perte puisque c’est lui qui a composé la liste sur un papier qui glisse avec fébrilité et gourmandise, en bon père de famille, responsable. Par les temps qui court, il vaut mieux laisser aux hommes, moins chichiteux, la gestion des courses. C’est ce dont il est convaincu notre homme qui avance mais, plus lentement, car en lutte contre la gravité.

Le deuxième sac commence lui aussi à se fendiller après avoir pâli mais l’homme qui devrait quand même bien se douter que le sort de l’un, dans des conditions identiques, à de fortes chances de se reproduire ne bronche pas. Il va clopin clopan, le front baissé, devant le reste de son corps. Il est proche et pense à son arrivée triomphale : la clé dans la serrure, les sacs dans la cuisine, le lavage de main mais l’homme masqué a tout fait tomber ! Le paquet bleu de cornflakes, la grappe de tomate, les tournedos congelés, le tout petit flacon précieux de gel hydro alcoolique et toute la liste du papier qui glisse.

L’homme est catastrophé. Que faire mon dieu que faire ?

Un passant constatant, à distance, la mésaventure de son concitoyen lui propose son aide et l’homme embarrassé n’a qu’à lui faire confiance car il a oublié son satané portable sur le guéridon à côté du Bouddha mais l’a-t-il vraiment oublié où est-ce qu’il souhaitait faire ses courses en paix ; il ne le sait plus trop. Impossible de joindre ses proches : le vieil homme apparu n’en a point.

Le malheureux individu masqué remplit ses poches. Il prend le gel, les bonbons pour les gosses et le liquide vaisselle. Dans son sac à dos il reste une place pour les mouchoirs et les steaks.

« Merci monsieur ! Je reviens dans dix minutes à peine avec des cabas. »

– Pas de soucis. Prenez votre temps cher ami !

Quand il revient sur place il n’y a plus que les traces des bris de verre d’un pot qui répand piano piano sa doucereuse sauce tomate.

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