Les jeunes filles qui rient

Ça roulait. La mer défilait côté gauche. À droite, je ne regarde jamais.

Entre la mer et moi, une vitre fumée par la poussière, qu’un index avait d’un large trait vertical tenté d’éliminer et aussi, tous ces gens, des jeunes pour la plupart.

Impossible de s’évader. Mon regard d’ordinaire concentré sur la lumière dans l’eau, sur le phare au loin, sur le Frioul ou sur un surfeur que j’imagine toujours être en difficulté, se détachait contre ma volonté de ce spectacle dont jamais je ne me lasse à bord du 83.

Le bus n’était pas bondé comme aux heures de retour de plage où chacun cherche une place qu’il sait qu’il n’aura pas, pas même les plus âgés s’ils sont résignés à rester sur leurs jambes variqueuses malgré le rodéo que le chauffeur vengeur leur impose comme à ceux aussi qui sentent ce cocktail de farniente fait d’huile de coco, de chaleur du soleil, de sodium et de sueur.

Il était 19h 15. Les gens revenaient du travail, des facultés ou du supermarché, des boutiques ou de leur jogging au parc. Tous remplissaient le bus presque raisonnablement, presque, parce qu’une poussette, un gros cabas et trois lascars super costauds formaient un rempart qui obligeait le voisinage à un contact lors des sursauts qui animaient parfois le bus.

Je ne me rappelle pas, c’est drôle, de qui était sur le siège à mes côtés. Il y avait du soleil sur ses cheveux blonds. Face à moi, une dame au physique sec, le regard sous de larges verres noirs était agacée par le sac à dos de son étudiante de voisine qui l’avait laissé à l’endroit où il se doit d’être et qui, par conséquent l’obligeait à se positionner à l’oblique empiétant sur l’espace légal de son aînée. La femme gênée donnait de légers coups d’épaule espérant si ce n’est une excuse, tout au moins une réaction. La jeune fille à lunette, au visage agréable de profil et c’est rare, de face presque ingrat, bougea légèrement, pas assez cependant pour libérer la dame qui surpris mon regard amusé. À mon grand étonnement, au lieu de parler à celle qui aurait pu être sa fille, si elle l’avait eu tard, la femme renouvelle ses coups d’épaule en y ajoutant le biceps et le coude carrément. Efficace. L’autre agrippée à son téléphone comprend soudain que son énorme sac peut effectivement être à la source de ce mouvement d’humeur et sans rompre le flux incessant de ses paroles limpides, elle bascule vivement son gros dos et l’écrase contre le bas de la vitre.

C’est alors que je me rends compte du bruit assourdissant qui emplit le lieu. Ce n’est pas le véhicule qui braille, je connais son râle de fonctionnement, ses plaintes. Quasiment tous les passagers mêlent leur voix discordante pour faire un ensemble parfaitement dis-harmonieux fait de croches, de dièses et de bémols bouleversant mes oreilles. Celles de la majorité des occupants sont harnachées d’écouteurs et il est clair qu’une compétition vocale involontaire a commencé. Je suis littéralement fascinée par l’activité ininterrompue de toutes ces bouches, de toutes ces expressions sur les visages et des mouvements de tête.

Parmi ses gens très préoccupés, je remarque une personne qui pourrait remporter ce concours que je viens d’inventer et dont je suis, inévitablement la seule arbitre, au regard de la portée de sa voix certes mais surtout pour ses grimaces improbables. Le mec est déjanté. Il veut, semble t’il se faire remarquer par les deux jeunes filles à robes fleuries qui se tiennent à la barre toute proche et qui échangent un rire ensoleillé et sexy. A moins qu’il ne fasse semblant d’être en grande conversation en jouant du « hé oui et non » avec un partenaire fictif pour tout compte fait se moquer ouvertement de cette folie qui n’est pas la sienne.

Je me sens seule. Ce temps, ce lieu, ils me sont étrangers. J’ai sûrement été téléporté sans en garder le souvenir, je suis passée par hasard dans un trou de verre ! Enfin quoi ? Et blablabla reblablabla les uns à 10 cm des autres et chacun parlant à une créature invisible à travers un rectangle lumineux, c’est le futur qu’on a prévu pour un lointain futur, quand les hommes seraient devenus des automates, des êtres « carapacés », retranchés dans des corps de métal à cause de je ne sais quel fléau où je ne sais quelle évolution technologique.

Putain mais on est là, on n’est pas transparent, on vous entend, inévitablement indiscret, on vous reçoit cinq sur cinq. Pourquoi ce déni ? Heureusement, il y a deux jeunes filles qui rient.

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